— Caracole ! Où il est ? Je le vois plus !
π Impossible de bivouaquer ici. Impossible de désescalader sans dévisser. Impensable de continuer à grimper. C’est ce que doit se dire Erg. C’est l’évidence.
— Caracole !
) Au cri subit d’Arval, j’ai failli perdre appui. Je fixe à nouveau la pente, je n’arrive plus à racler la croûte de givre sur le hublot de mon casque, je soulève ma visière en coque de méduse, criblée de fentes, qui ne protège plus rien depuis des heures et je balaye l’espace. Je cherche une aspérité, un relief, une couleur mais je ne trouve rien : le blanc a tout envahi. La prédiction de Caracole, latente en moi depuis ce matin, bien que toujours refusée et remise à distance, serre mon estomac. Je jette :
— Il faut attendre Caracole !
— On ne peut pas attendre, tranche Erg.
— Firost a décroché aussi. Son manche de piolet a du jeu. Il faut les attendre !
— Firost grimpe à son rythme. Il est solide. Si on les attend, on va geler sur pied.
x Erg repart. Personne n’a le cran d’insister. Nous sommes en train de couper le groupe en deux. L’erreur peut être fatale. Golgoth est revenu, qui grimpe en droite ligne dans la portion la plus dangereusement verticale de la pente et qui ne se retourne plus depuis longtemps. Larco et Coriolis sont les seuls à s’être encordés, ils sont à une trentaine de mètres en dessous. C’est déjà beaucoup. Au même niveau, les deux oiseliers suivent depuis le début une masse énorme, Horst, qui assure le train. Caracole et Firost sont invisibles. Pietro a recommencé à tailler des marches. Pour Arval. Il hésite à attendre. Il crève de froid, comme nous tous, dès qu’on s’arrête quinze secondes. Il frappe à brefs coups de pied, secs, à coups de poing cranté de fer, de coude hérissé de pointes quand sa main ne bouge plus, de genou quand le pied casse comme un pain de glace. Talweg élargit les prises à la disqueuse hélicée, un cadeau précieux de ma mère. L’éolienne à tambour tourne à cent vingt tours/minute sous ce crivetz. Bien assez pour que les lames de diamant mordent. Le col est à deux cents, deux cent cinquante mètres de dénivelé amont, je peux le situer au rotor qui incurve les rafales. Je me concentre sur chaque élément préhensible. Je reste précise. Précise. « Discernement » me répète ma mère. « Discernement dans la haute souffrance. » « Respire, Oroshi, nourris ton néphèsh ! » Je respire maman, je respire, quand je peux encore. Par moments, je sens le vif de Callirhoé qui circule dans mes mains : elle me préserve des engelures. Merci, Joliflamme, merci à l’infini d’être là…
) J’obéis, j’obéis d’abord, mettant mes crampons dans les marches taillées, j’obéis à la lâcheté du groupe, à Golgoth et à Erg, les suivre est si rassurant… Puis j’eus cette image mentale de Caracole à l’agonie dans la pente. Et ça, ce fut insupportable :
— HALTE ! HAAAALTE !
— Erg !
— Quoi ?
— Il faut recoller les deux groupes ! On est en train de faire le trou !
Caracole et Firost sont largués ! Ils sont en danger ! Il tourne la tête, arc-bouté sur ses deux piolets, coudes et genoux contre la paroi, il récupère, une rafale manque de lui arracher le casque, il me toise et souffle :
— Je sais.
— Tu sais et tu continues à tracer ! Arrête-toi, merde !
Il hoche la tête, hagard, sans répondre, tandis que Pietro et Arval, qui m’ont entendu grâce au vent, interviennent. Pietro :
— Si nous restons sur les pointes sans bouger, c’est la crampe assurée.
Nous allons geler debout !
— Qu’est-ce que tu proposes toi ? Sacrifier Caracole ?
— Redescend le chercher Sov ! Si tu peux ! Ne stoppe pas la cordée !
— Quelle cordée ? Tu vois une corde toi ?
x Firost venait de décramponner du toboggan de glace. Je le sus à la rupture de flux. Une saute terrible, en contrebas. Il avait glissé sans que personne le sache, l’entende ou le voit. De toute façon, nous nous étions d’un commun accord désencordés puisque personne ne pouvait plus retenir quiconque, pas même soi. Si Erg tombait, si je tombais, toute la horde était morte, dans l’enfilade, par le simple poids, l’accélération de la pente… Si Erg ne parvenait plus à strier la glace, du piolet et des pointes, il tomberait, tomberait sur toute la horde. Je le savais et je ne le savais plus, je ne pensais ni ne réalisais plus. Pourtant ça : Firost avait dévissé ! Dévissé ! Le cri m’échappa :
— Firost !
— Où il est ? rauque Golgoth, qui vient d’achever sa traversée horizontale pour repiquer sur nous.
— Firost est tombé, son vif a décroché du corps, il remonte vers nous…
— Qui ?
— Le vif remonte… Le vif…
— Son piolet merdait ! Je vous l’avais dit !
— On n’a rien entendu Sov, désolé, répond Pietro avec sincérité.
— Erg l’a pas attendu ! Il fallait faire bloc, merde ! Pas se lâcher !
— Je fais la trace amont, je peux pas tout tenir ! On est dix devant à geler debout ! Au bord de la crampe ! Je dois vous sortir du couloir coûte que coûte ! On est presque en haut ! C’était vous ou eux ! J’ai été formé comme ça, désolé…
Erg l’a glapi plus qu’il ne l’a projeté. Il est hébété de douleur. Le mutisme qui suit n’a rien d’un silence car plus haut, c’est comme si la vitre du ciel venait d’éclater : des éclats de verre sont projetés dans la pente – je tiens mon casque, par réflexe, avant que la volée de tessons déferle et me lacère les paupières et le nez.
— Il faut redescendre (assène Sov). Caracole est isolé. Il va chuter s’il n’est pas soutenu ! Et Firost est peut-être encore vivant ! On ne peut pas l’abandonner !
¬ Mais il ne croit pas un mot de ce qu’il dit. On va l’abandonner. On va l’abandonner parce qu’il est mort. Tout le monde le sait. Erg plisse les yeux dans la perspective de la pente. Il attend un moment qui me paraît vraiment très court. Puis il dit :
— Allez, on y va.
Firost était son meilleur ami.
‹› Petite source, petite source, j’essaie de me souvenir du ton qu’il prenait, du rire qui troublait l’eau verte dans ses yeux lorsqu’il me regardait nourrir les chatons du jardin, « Trop de chats, riait-il, trop de chats », Oroshi a dit ça aussi, en partant. Crois que je me suis trompée de couloir, trop de chats, celui-ci bien trop raide et il me reste trop de chats quatre ou deux pitons, un ? Descends debout, appuie de tout ton poids sur les pointes du talon, droite Aoi, DROITE ! crie Oroshi, envie de m’asseoir sur les fesses, la trouille, il y a trop de chats peut-être, trop de chats c’est sûr, le vent me pousse sans cesse, la neige frémit et leur fourrure ondule sous la caresse, ils courent, hein, c’est rigolo, ils filent devant moi, pffui, des petites boules frémissantes de poil, cette fourrure blanche, touffue comme ça, c’est beau Steppe, n’est-ce pas ? Les chatons galopent dans la pente, je les soulève d’une main, ils sont légers comme des boules de neige, tu verrais ça, prends-en un trop de chats, il ronronne, trrrrop de chats, ksss, tropdechats-tropdechats, trop-de-chats trop de chats, trop de barf-chats, de bébés-chat, de bébés shraoun-chats, trop de super-bébés-baroum-chats à pattes d’ours, trop partout, qui roulent et qui boulent et qui groumpfent, des bébés-chats qui…
) Je suis resté seul au beau milieu du couloir avec Pietro et Oroshi, arrimés tous les trois à un seul piton, incapable de sortir la corde du sac à dos pour tenter un rappel. La neige sifflait sur nous avec une finesse de pluie, par rafales abrasives, coups de rile. Postés à la verticale de la pente, les doigts au point d’engelure critique, nous jouions notre vie pour un seul homme, pour un ami : Caracole. Dans les moments extrêmes, je ne sais si les valeurs qui nous structurent en temps ordinaire ont beaucoup d’efficacité – un grillage qu’on tord. Car le nœud seul ressort, la boule dure aux viscères, elle oui. Le nœud qui me soudait à Caracole, en corde à rire, en fil de rien, une complicité et des regards, du bout à bout de joies en chanvre, tissées en laine de tout, ce nœud vibra alors plus dense qu’un métal, presque aussi puissant qu’un vif. Je ne jugeais pas les autres, ni la rigueur d’Erg, ni même Golgoth de ne pas vouloir l’attendre. Golgoth avait toujours annoncé qu’il ne sacrifierait jamais la quête pour quiconque, même son ami – Firost. Que s’il devait être le seul à survivre pour aller chercher l’Extrême-Amont, il irait, il le ferait. Et il tenait parole : Firost était tombé, il continuait. Je l’avais regardé renfiler son casque profilé et repartir sans jeter un regard derrière, tracer droit dans cette pente lisse sur laquelle riper signifiait donc mourir. Je ne l’avais pas admiré pour autant, non, pas ici, pas à ce moment-là… Aucun idéal à mon cœur, fut-il le mieux partagé de notre Terre – j’entends : trouver l’Origine du Vent – ne vaudrait jamais le lien textile animal, ce miracle préhumain d’être tramé en fil de l’autre. Ne vaudrait jamais d’être noué ainsi par l’âme, par l’influx sanguin et par les nerfs à Oroshi et à Pietro et à Arval et à Talweg, à Aoi quelque part vivante en aval, j’en étais sûr – et naturellement noué à ce fantôme bleui qu’on vit enfin, tuant l’angoisse en deux mots, traverser l’écran de froid du couloir de Gardabær et remonter vers nous…
— CARAC !
— Oï ! Çavek ?
∂ … et cet Oblique jouait de la harpe éolienne et bien qu’il ne fît guère plus que déplacer de temps à autre, à première vue sans grande raison, le cadre de sa harpe et l’orienter selon des angles bizarres, sa musique est une des plus émouvantes qui me soit restée enroulée dans l’oreille, encore maintenant je l’entends parfois, et je l’entends lui qui répétait sa phrase fétiche : « La musique est comme le vent, elle ne s’arrête jamais ; c’est nous qui nous arrêtons d’écouter », « bouge tes oreilles au vent », « bouge tes oreilles… » J’ai demandé à Alme et à Aoi de me laisser là, posé sur la tranche de la crête afin de mieux entendre le crivetz puis je leur ai dit de s’enfuir, vite, vite, afin de sauver leur peau. Elles ont été splendides jusqu’au bout, à essayer de me soigner, à me porter sur des kilomètres mais je n’ai plus assez de sang dans la tête et je n’avais de toutes les manières pas envie de finir à Camp Bòban où le flot arrive canalisé – et comme soufflé d’un mauvais cor par une bouche sans talent.
… Coure le froid, avec des silences de faux… La douleur des engelures a disparu et mon corps prend calmement la température de la neige et du ciel. · En partant, j’ai recommandé à Aoi, s’il lui arrive d’affronter des conditions atroces, ce qui est probable, de s’accrocher à une ritournelle intime, courte et musicale, dont les sonorités soient pour elle comme un soleil niché (qui la protège) et elle m’a dit qu’elle avait sa phrase à elle une phrase qui lui venait souvent dans la solitude ou la fatigue elle me l’a dit et je ne m’en souviens plus c’est dommage, ça m’a paru très beau sur le coup et puis voilà… Il paraît que je dois compacter mon vif, m’ont-elles dit, à la façon de Callirhoé ou de Sveziest, que c’était « primordial » ’ je n’ai jamais trop versé dans l’aérologie et dans les pelotes · mon domaine était le bois et la musique, n’est-ce pas ? , – en sorte que du vent, je n’ai guère retenu toute mon existence ponceuse que les lignes mélodiques. ‘ Certainement j’aurais voulu atteindre l’Extrême-Amont au moins pour eux les musiciens de l’Orchaostre selon un mot de Caracole · juste pour voir la forme inimaginable qu’ils ont quand ils jouent et parler un peu instruments et technique. N’est-ce pas un monde qu’on ait inventé un si élégant système de transcription du vent ‘ ‘ sans avoir été fichu d’en déchiffrer correctement les partitions jouées de l’amont, · ˙
ni même vraiment cherché à les reproduire en musique de chambre pour le plaisir ? ‘ ˜
Compacter mon vif, je bien, si je savais où ‘ trouve et comment le nouer, à moins qu’on y
d’instinct, ce qui m’irait plutôt, sans
être sûr qu’il que quelque
de moi se perpétue, sinon – si, mon oreille
hormis ( ) la mélomanie n’a pas été le
fort de notre bonne horde, combien de fois la trace était
évidente, rien
qu’au son et non, il falla˙t qu’ils reniflent et qu’ils regarden t, ça restera fou ce que le Goth a d’cid’ ` fleur de p˙f touta sa v˙e, lu˙ f˙n˙ra gro˙n, son v˙f est un gro˙
¬ Golgoth se ramassa et se redressa de toute sa hauteur sur ses pieds, et il frappa des deux bras en même temps la paroi de métal blanc. À la vue du col, il souleva sa visière durcie de gel, inspira du plus fort qu’il put dans le tunnel de neige de son nez et cracha au vent. Puis il prit conscience de ma présence à sa droite et ça monta en lui, incompressible, énorme, aussi sourd d’abord qu’une avalanche puis, aussi clair dans les deux dernières syllabes, qu’un éclat de pierre :
— Noooorrr… Nnnnnooorrrr… Nnnnnooooorrrrr… NORS-KA ! Noooorrr… Nnnnooorrrr… Nnnnnooooorrrrr… NORS-KA !
) Gorgée de liberté rageuse, comme si elle expulsait du ventre un lourd fragment de son vif, la voix de Golgoth tonitrua dans l’espace gigantesque du cirque de Schnæfellerkraft et se répercuta, par échos grondants sur toute la longueur du couloir de Gardabær jusqu’à nous. Un barrissement de mammouth immémorial qui nous ébranla jusqu’au bas des vertèbres. Je craignis une seconde le déclenchement d’une coulée, mais la joie d’approcher du sommet était telle… « Le vif de Firost est passé en Erg », m’alerta Oroshi, ravie. « Il est remonté à contrevent, c’est à peine croyable, Sov, mais il est là. Ça nous renforce. » Je n’eus pas le temps de lui dire qu’il était mort quand même et que rien ne remplacerait ça, que Pietro répondit à Golgoth, à cent mètres de distance :
— Nnnnnnnnnnooooooooooooorrrrrrrrrrrrrr… NORS-KA !
π Un quart d’heure plus tard, nous franchissions l’épaule de Gardabær.
— En bas, c’est le cirque de Brakauer, une vallée glaciaire, un vrai cul-de-sac. Le cirque verrouillé par des parois de deux mille mètres !
— Je sais ! Et il n’y a qu’un moyen d’en ressortir amont.
— Lequel donc ? demanda Caracole, ragaillardi.
— Par un pilier détaché de la paroi, dont la roche est excellente d’après mon père. Ce pilier s’élève aussi haut que les parois du cirque. Et il est relié à elle par un pont naturel. C’est le passage obligé si tu veux ressortir, c’est la Trace.
— Si nous passons ce pilier, nous deviendrons la Horde la plus en amont de toute l’histoire des Hordes !
— Tu sais ce que m’a dit mon père sur le pilier Brakauer ?
— Non ?
— Que c’est la pierre tombale la plus haute qu’il ait jamais vue…
— Le pire, si j’ai bien compris, c’est le pont de roche tout en haut. Ils y ont perdu six hordiers…
— Mais ils ont finalement réussi à passer. Ton père t’a dit ce qu’ils ont vu derrière ?
— Oui Sov, mais…
— Mais quoi ? Raconte ! Mon père n’a rien voulu me dire !
— J’ai juré sous serment de garder le secret. Je suis désolé.
— C’est si horrible que ça ?
— Oublie…
— Dis-moi juste si c’est positif ou négatif.
— C’est tout simplement inconcevable, Sov. Pour être franc : je ne l’ai pas cru. Ils n’avaient plus tous leurs moyens à ce moment-là…
‹› L’histoire racontera que j’ai mis douze jours pour revenir à Camp Bòban, elle ne retiendra de moi que la branche de bouleau que je tenais à la main en arrivant, avant de m’effondrer à cent mètres du village, et que Fuschia devina aussitôt être son frère. Elle parlera de l’amour que j’avais pour Steppe et du bouleau qui fut replanté et si bien choyé qu’il repoussa, à quelques mètres de la cabane où nous avions fait l’amour l’ultime fois, dans son jardin ; elle se souviendra qu’à huit mois à peine, laissé seul dans l’herbe, notre enfant, Yol, se lova contre les racines de l’arbre ; on parlera de mon courage et de mon renoncement à l’Extrême-Amont pour lui et on essaiera, avec le baume des mots, de me faire oublier le visage de Silamphre quand il nous regarda partir ; on m’assurera, encore et encore, que jamais je n’aurais pu retrouver Alme sous l’avalanche qui l’emporta alors qu’elle ouvrait la trace pour moi dans le défilé de Clavela. Mais je suis sûre qu’ils mentent, qu’Oroshi l’aurait retrouvée aux vibrations de son vif, que j’aurais dû continuer à remuer la neige.
Je ne saurais jamais ce qu’ils sont devenus, les autres, là-haut. Ou je le saurais peut-être un jour, j’aimerais tant… J’adore Fuschia et j’aime la mère de Steppe, j’adore discuter avec Matsukaze, mais la horde me manque. Ils me manquent atrocement.
Matsukaze pense que dans quatre ou cinq ans, il est probable que le bouleau développe dans son aubier une sève plus fluide, proche du sang. Elle pense que l’arbre a sauvegardé la partie humaine de Steppe et qu’en travaillant sur son vif, il sera possible de le ramener, avec patience, vers sa forme ancienne – peut-être même de le ramener intégralement. Je ne sais pas ce qu’il faut en penser, je sais juste que Te Jerkka m’a confirmé le mois dernier qu’il avait connu un cas de rétromorphose semblable, de l’animal vers l’homme, sur un serval.
Yol va avoir trois ans, il parle maintenant. Quand il me demande où est papa, je l’amène devant l’arbre et je lui dis : « Il est là. » « Où là ? » demande-t-il alors, espiègle, il connaît notre petit manège. « Là : il fait dodo dans le tronc ! » je lui réponds. Alors il rigole très fort et il enlace l’arbre de toutes ses forces et il l’embrasse. Il n’est pas dupe, je lui ai expliqué l’histoire de son père.
— Peutête si on reste là tout le temps, ben papa il voudra bien revenir comme avant maman. Peutête il a peur, les loutres elles ont peur aussi des fois, hein ? Les loutres maman, elles ont peur des fois aussi parce que…
— Oui, on va l’apprivoiser, Yol, tu as bien raison…
— Comme les chats ? On va le privoiser comme les chats qui t’avaient sauvée dans la neige, m’man ?
— Oui, Yol, on va le ramener. On va ramener papa tous les deux.
) Bloqués, nous sommes bloqués devant cette fameuse porte de Brakauer, après une ascension du pilier, pourtant bien menée, qui a exigé deux jours de pure escalade. Parvenus en haut, nous avions pensé sortir du cirque dans la foulée… J’en ris désormais.
Sur la rive opposée, deux éperons sont cloués dans la glace vive, face à nous, comme pour mieux matérialiser le seuil. Entre notre bivouac, aménagé sur une plate-forme rocheuse au sommet du pilier Brakauer et la Porte, qui marque donc la sortie du cirque, s’étendent à peine cent cinquante mètres ! Hormis que ce sont les cent cinquante mètres les plus vertigineux du monde, à part que ce que nos parents nous avaient annoncé comme « un pont de roche » est en fait une rampe poisseuse de glace, de surcroît incurvée en son centre, lisse comme une table de verre et large de deux corps. Ce « pont » est donc posé à même le vide, à plus de mille neuf cents mètres certifiés-Talweg à la verticale du glacier – ce glacier que nous regardons depuis trois jours s’engrosser de nuages du matin au soir et tour à tour s’enneiger et tour à tour étinceler au soleil, puisque ni Golgoth, ni Arval, ni Erg ne sont parvenus à s’avancer de plus d’une vingtaine de pas sur la rampe. Parce qu’à chaque tentative, ils ont fini suspendus dans le vide, à balancer au bout de la corde, avec le risque, pour l’instant évité, d’aller s’écraser d’un pendule contre la paroi du pilier. Sur la rampe, la glace (Talweg maintient qu’il s’agit d’autre chose : de verre pur, peu importe) tinte si dure que nos crampons, émoussés par un mois de varappe, ne mordent plus assez pour tenir des appuis sous rafales. Golgoth a bien essayé de progresser à plat ventre, en faisant coulisser sous lui une sangle qui faisait le tour de la rampe et lui servait d’assurance mobile, mais l’épaisseur du pont varie considérablement selon les endroits et les réglages se sont avérés vite périlleux. Par deux fois, il a basculé sous le pont et à chacune, il n’est parvenu à revenir sur le pont qu’après des efforts dantesques.
Quant à Erg, qui avait réussi plusieurs fois à sortir son parapente dans l’ascension du pilier, pour réaliser de précieux bonds portés et nous assurer du haut, j’ai insisté pour qu’il tente le saut. Il a écouté ma suggestion et il m’a rembarré :
— Hola, le scribe… T’as déjà piloté une aile ? Vise un peu la paroi ! Là, en face ! Et vise le pilier ! T’as vu les rafales entre ? Tu piges, tu réfléchis ?! Je pourrais toujours décoller, ça c’est sûr… Maintenant j’ai autant de chance d’atterrir entier que de me fracasser contre une paroi, de percuter le pont ou de filer dans les nuages. T’as observé les faucons ? Il y a de furieuses pompes ici. En plus, ce putain de crivetz est noué de rotors !
— C’est un chaos aérologique, confirma Oroshi, découragée.
— Et si on t’amarre comme un cerf-volant ?
— C’est encore plus con. Je risque de m’enrouler autour de la rampe !
π Trois jours s’écoulèrent. Les rafales ne cessaient pas. Nous étions désespérés. Elles frappaient le pont sous tous les angles possibles. Du ciel, d’en bas, de côté. Conjuguées à la glace, elles défendaient ainsi l’accès à la Porte mieux que ne l’aurait fait un furvent. Nos réserves de nourriture étaient désormais consommées. L’autoursier faisait voler son oiseau, oui : pour l’entretenir. Les faucons de Darbon chassaient mais ne ramenaient que des choucas. Trop peu pour nous alimenter décemment et tenir au froid. Outre qu’ils chassaient toujours en aval du Pilier, loin de la crête que nous visions. Ce qui en disait long sur la force des courants. Quand j’avais vu la rampe, j’avais été surpris. Comment nos parents avaient-ils pu y perdre six hommes ? Le vide mis à part, où était la difficulté ? Et puis, voilà. Nous nous étions juré de ne prendre aucun risque. De ne perdre personne. Pour ça, nous avions réussi. Pour le reste, trois jours d’échec. L’inaction nous oxydait. Nous ne trouvions pas l’ouverture, ou l’idée. Pour demain, le programme devenait trivial : trouver à manger. Ou passer.
Ω Quatrième jour au piquet, là-haut, dans le gaz. Le soir se radine en douce. Derrière nous, tout le cirque, dans son style géantissime, un truc beau à chialer, commence à foutre son maillot jaune. Je sens mes chailles qui gluent la salive dans le gosier. J’ai les crocs à bouffer du rocher. J’avale ma morve pour me donner l’impression d’avaler autre chose que mes boules. Ça sonne crépusculaire par chez nous, autant dire, faut voir nos tronches ramonées. Ça claquette des dents, ça pique du naseau vers les crampons. On a tout essayé aujourd’hui. Ce ponton, ça me détruit le mental. Cent pas à faire, tout droit, hop et ciao ! Ouais… On a vu pire, je me suis dit, le premier jour. Tous des branleurs, la 33, hein ? Hop, hein ? Erg s’est enquillé tantôt une dizaine de gamelles à la suite. Il a fini par sortir son aile de rage et c’était pas sa meilleure idée. Il a été jecté vertical aussi haut que les faucons. Il a tourné une plombe avant de bricoler un atterrissage en cata sur le pilier, gelé aux pognes, l’épaule gauche qui grince comme un cric. On lui a demandé ce qu’y a derrière, après la Porte, d’ici on voit pas, hé, comment ça se présente Ergo ? L’a pas moufté. Il a tiré à l’arbalète méca sur l’autre rive. Pas crétin. Quand le carreau s’est planté, avec la corde accrochée au cul, je me suis dit : c’est bonnard ! Fallait encore tendre la corde, sûr, pour faire une main courante digne. On l’a tendu à trois : ça a pété aussi sec ! Pour toto, c’est réglé : y a plus qu’à tirer au sort celui qu’ira jouer sa couenne sur la rampe, la corde au cul. Ceux qui tombent, tombent le premier qui passe a gagné…
π Sur l’angle d’un dièdre, juste sous le sommet est du pilier, Arval m’a montré l’alignement serré d’arceaux pitonnés. Il y pend encore un bout de cuir. C’est tout ce qui reste du drapeau de la 33e Horde fixé par nos parents. J’ai passé une heure devant. Golgoth l’avait remarqué depuis trois jours. Il n’a rien dit. À un moment, il s’est approché de moi et m’a soufflé : « Ça calme, hein ? »
x Deux heures avant le coucher du soleil, il se produisit un événement à peine croyable : un animal blanc, sorte d’hermine avec deux ailes fuselées sur les flancs, surgit sur le dôme de neige au-dessus de la Porte, dévala la pente et s’engagea sans hésiter sur la rampe en trottinant tranquillement vers nous ! Sans le guet d’Arval, nous l’aurions ratée. Elle était de la taille d’un petit serval et comme telle chassable par un rapace. Sans attendre, Darbon décapuchonna ses deux faucons et les jeta. Les oiseaux montèrent d’essor mais ils se guindèrent, si bien qu’on les perdit vite de vue. Darbon prit son sifflet, piaffa et appela, mais rien n’y fit : ils dérivèrent aval. Touché dans son orgueil, Darbon s’assit, sa vexation vira vite à la colère, sa colère à l’abattement. De son côté, l’autoursier lobassait et je dus le secouer pour l’alerter. Fort heureusement avait-il laissé son autour jardiner sur un ressaut et le rapace avait très vite avué la proie. Suivant sa tactique favorite, l’oiseau se laissa tomber en vol plané jusqu’au pont, cherchant l’approche furtive, puis il fondit sur l’hermine en vol battu, dès qu’il se sut repéré. L’animal étrange esquiva l’attaque avec une vivacité impressionnante. Déséquilibré par son propre mouvement, toutefois, il dérapa dans le vide. Il chuta d’une dizaine de mètres avant de déployer ses ailes et en quelques battements fluides, il regagna l’autre rive. L’autour voulut poursuivre son attaque, mais il fut gêné par une bourrasque poudreuse au moment où l’autoursier le rappelait au taquet et prenait la chasse en main :
— Quelle taille a l’animal ? demanda-t-il.
— Un petit serval à peu près. Shist lui a foncé dessus !
— Ça signifie qu’il peut l’empiéter. Où a-t-il fui ?
— Derrière la butte. Droit dans l’axe de la Porte.
L’autoursier lisse les plumes de son oiseau, en gratte le grésil et le gel.
J’ose :
— Tu crois que Schist peut passer ce mur de vent, au niveau de la butte ? Les faucons n’y sont pas arrivés…
— Les faucons sont sujets à de grandes fuites ici. Ça reste des rameurs.
L’autour est un voilier saillant, il est plus agile en condition tempétueuse.
Et il a faim, comme nous…
) Relâché, l’autour fila. Et là, sur le promontoire de roc où la horde gisait en vrac, une minute plus tôt, emmitouflée, le moral en fonte, une onde d’espoir frissonna dans les regards et le port des têtes. Sans se concerter, tous, nous comprîmes brusquement l’enjeu de cette chasse. La nuit qui s’approchait, réserves à sec, avec cette faim excavante au ventre, allait nous faire frôler l’hypothermie ; les chances de débusquer une proie qui puisse nourrir nos treize corps s’annonçaient minuscules. De fait, elles étaient nulles hors cette hermine providentielle. Manger pour nous était donc suspendu à la capacité qu’aurait, ou non, Schist de ramener l’animal.
L’autour était strictement immobile à la hauteur de ce que j’avais fini par baptiser, par désespoir, le bord du Cadre – quelque chose comme un horizon coupé, une crête ou une passe, en tout cas l’autre versant, inatteignable, du cirque. À deux cents mètres amont, Schist n’était plus qu’un bloc de tectrices arc-bouté face au vent. Visiblement, il n’avançait plus d’un pouce. Pas d’un pouce ne reculait. La virulence des rafales sur la crête du cirque ne lui autorisait que des mouvements extrêmement brefs, qu’une propulsion explosive à fleur de corps. En le regardant, j’avais l’impression qu’à la moindre ouverture un peu large, ses ailes allaient se déchirer sous le flot – et que cette certitude le paralysait.
¬ Comme un seul homme, toute la horde s’est redressée pour se porter à l’entrée du pont. Là, dans nos vêtements rigides, serrés comme un fagot de piquets de fer, on s’entrechoque à chaque bourrasque. Au-dessus du col remonté jusqu’au nez, là où la vitre des yeux laisse encore passer l’humain, quelque chose trahit, dans les visages levés, un sentiment qui dit : « Si l’autour lui-même n’est pas capable de passer la crête, personne ne la passera. »
) Tourse était suspendu à chaque mouvement de son oiseau, relié à lui comme par une volée fine de câbles, relié à chaque – infime même – battement, chaque trille criée jusqu’à nous, chaque vrille qu’il pouvait oser sous les rafales. Mais l’oiseau n’osait déjà plus rien. Il avait, de toute sa puissance déployée, rasant ascendant la courte pente de neige, filé d’un trait jusqu’à la crête où, redressant sa queue, les ailes à peine inclinées, il avait crû trouvé la brèche – mais la force torrentielle du crivetz l’avait balayé du sommet et projeté en l’air. Trois fois, cinq fois, dix fois, il avait alors volté à la sauvage, repiqué vers le bivouac et viré loin derrière nous en contournant le pilier Brakauer pour repartir, les ailes froissées de givre, en vol battu, à l’assaut de la crête – sifflant à travers les deux éperons de la Porte, frôlant la butte de neige qui s’arrondissait derrière puis se haussant au tout dernier moment.
Ω Mais à chaque fois, à chaque putain de fois, la violence ahurissante du schnee l’avait choppé au colback, l’enfilant d’une bourrasque et le jetant comme un mouche-morve au loin.
π Mais cette fois-ci – était-ce un geste, un cri de l’autoursier – il décida de piquer droit. Et de faire face. Sans prendre aucun angle au vent. Il entra dans la masse de glace voltigée. Et il s’y enchâssa comme une pierre lourde dans un torrent. Il s’y tint quelques secondes presque immobile. Déjouant tous les pronostics muets.
¿’ Puis donc, comment dire ? Ainsi qu’il fut trop prévisible que ça se pisse, le sémillant volatile se mit à perdre une unité normative – puis très vite cinq mètres de terrain – autant dire, à mon humble avis de spécialiste du canard, que c’était plutôt foutu-foutu… Mon regard croisa par mégarde celui de Pietro qui secouait la tête, ladite tête exfiltrant son élixir de lucidité sous forme d’un « n’y arrivera point » que je lui rendis d’un sourire. Ne tournons pas autour des palombes et du pot : yaka faucon certes, puisque tout cela, dans son obstination, put se résumer à quelque sursaut d’orgueil d’oiselier ? La mine mauvaise de Darbon, toisant son collègue, l’eût attesté… Puis-je avancer mon dit ? Mais la disproportion entre – disons – la férocité des rafales et la coriacité pourtant admirable du petit Schist laissait planer moins qu’un oiseau – et plus que des doutes…
x L’autoursier stridula. Trois fois, très aigu. Puis deux, puis une, en mélopée : l’autour cessa de reculer. Et là, mû par une force introuvable, en trois ou quatre battements courts, extraordinaires, il regagna, un à un, les mètres perdus…
— Vas-y, Schist ! Vas-y ! Plus vite ! Oï, oï ! Tu vas passer !
— Troue la crête !
Ma voix et celle de Coriolis se dissolvaient dans le blizzard.
) L’autour, j’étais sidéré, gagnait sur le vent lisse décimètre par décimètre maintenant, comme un gorceau égaré remontant l’écluse d’Urle. Il était presque impossible de savoir s’il continuait à avancer, mais il le semblait – et il était en tout cas parvenu à l’aplomb de la crête. Nous le vîmes à ce qu’il fut brusquement saisi par la lumière, son plumage pris sous une couleur qui me parut absolument neuve, un jaune métallique et polaire négligemment jeté par le soleil sur les derniers reliefs saillants. Des nappes de grésil le frôlaient de part et d’autre, à grandes lames verticales ou horizontées, fluaient des draps blancs comme criblés, en lambeaux, à la disperse, sans fin fluaient, ni pause ni espoir.
x Nul ne pouvait dire, à cet instant-là, si Schist allait franchir, en ouvreur, pour la première fois dans l’histoire, la frange extrême de l’Amont.
) Il était riveté au zénith, au bord exact du cirque, volant comme une pierre nage, battant véhémentement – court, si court pourtant – véhémentement des ailes, sur son plan instinctif immobile et sans prise. Une flèche suspendue. La horde tout entière était maintenant hors d’elle, elle n’avait plus froid, ni faim, ni fatigue. Elle était là-haut, à battre des ailes, plier, ferler, battre – propulser – battre, plier, battre ; têtue, inexorable.
L’autoursier sifflait et craillait, par salve, à petits et terribles cris, à cris pour quiconque d’autre, fous. Des hirses féroces, très inhumaines, comme sorties d’un harmonica de glace – mais à dire vrai, il était impossible de deviner si, avec la distance et le froissi du vent, l’oiseau de proie pouvait encore entendre son maître – d’ailleurs l’autoursier s’arrêta net. Dans le silence bruyant du blizzard, Coriolis, une nouvelle fois, lâcha à contretemps, la voix déchirée par l’émotion :
— Plus vite ! L’autoursier lui mit alors la main sur l’épaule et, ne lâchant pas une seconde son autour des yeux, lui dit – je m’en souviendrai toujours – lui dit :
— Ça n’est pas une question de vitesse. Ça n’a jamais été une question de vitesse. Aucun animal sur cette terre ne peut aller plus vite que ce vent-là.
L’autour oscillait à présent de bas en haut, par sautes, incompréhensiblement, comme un drapeau qui lâche. Il était à bout de forces, livré au rafalant, les tectrices à chaque instant plus proche de la déchirure. C’était terminé. Il fallait qu’il se replie, s’il le pouvait, qu’il se retourne et qu’il replonge vers nous. Machinalement, ne sachant plus où me tourner, mon regard accrocha l’autoursier et je vis aux rides de ses yeux qu’il souriait.
π Il eut un cri. Un seul. Inouï. Un pur pieu sonique qui transperça l’air jusqu’à Schist. Le rapace lui-même, en dépit de la distance, parut sursauter.
) Il gicla à la verticale puis inexplicablement, sans qu’un mouvement d’aile ne soit (d’où l’on était) le moins du monde perceptible, il se mit à virguler follement l’air avec des écarts prodigieux, latéraux et de haut en bas, avançant par saccades, reculant glissé, se cabrant de toutes ses ailes et les ferlant par éclairs, comme s’il…
x Je ne peux pas détailler avec rigueur ce qui se passa alors, ça dura un temps absous du chiffre, mais il me sembla que l’autour cherchait. Et je crois que ce qu’il cherchait, à la pointe de son instinct, portant bec et serres vers une chasse inconnue et supérieure, c’était une proie extravagante, moins tangible qu’un filament de neige et moins discernable qu’une lueur qui s’avive. Une proie sans consistance et sans couleur, formée d’air pur, qu’il ne pouvait ni saisir ni serrer, seulement pressentir à l’infime éraflure dans le lit compact de la vitesse, seulement poursuivre là où l’échancrure se ferait, dans l’étoffe décousue du vent, trou dans la trame – ou même pas : simple décours local de la vitesse partout exubérante, simple passage de moindre furie qui, aussitôt découvert, se refermerait s’il ne s’y faufilait, à travers, illico.
) Il y eut un flottement inoubliable dans le visage d’ordinaire si paisible et si sûr de l’autoursier. Comme si vingt ans de dressage méticuleux et quotidien étaient à cet instant posés en équilibre sur le bord de la crête.
π Il ferma les yeux comme pour prier, comme pour savoir.
x Je le vis secrètement retenir sa respiration sans plus regarder son oiseau, presque détourné de lui, comme s’il savait qu’à cet instant précis (oui Sov) le dressage, le dressage subtil et ingrat qu’il avait mené pendant plus de vingt ans, ce dressage par empathie maître-oiseau, très opposé à la mécanique des stimuli-réactions que prônait le fauconnier, ce dressage qui était son orgueil et la texture lumineuse de sa vie allait enfin affronter sa vérité.
On ne le sut qu’après, mais ce n’était pas un ultime mot d’ordre que l’autoursier avait, par ce cri unique, à son oiseau, lancé – rien qu’il puisse reconnaître ou répéter, c’était un mot de passe – qui n’appelait plus aucun acte su, qui ne visait plus à être obéi, tout juste à être compris mais qui (c’était le désespoir aussi) ne cherchait qu’à précipiter le rapace dans le vide de sa liberté, à ce point neuf, où il ne pouvait plus que s’inventer l’ordre et se le donner, là-haut dans sa solitude, à lui-même.
π L’autoursier enleva alors son casque. Juste à côté, Darbon avait les yeux exorbités par l’émotion. Contre toute attente, je l’entendis chapechuter alors simplement, incroyablement :
— Il va passer.
) Le rapace coupa son vol battu et d’une glissade, il s’infiltra dans l’échancrure. Sans un mouvement, il venait de passer le mur du vent – et il disparut derrière la butte de neige. Lorsqu’il réapparut, une poignée de secondes plus tard, il tenait l’hermine et d’un vol plané la ramena à son maître.
Je ne sais pas pourquoi, mais à ce moment-là, j’eus l’impression éblouissante qu’il nous ramenait dans ses serres l’Extrême-Amont.
∫ C’est Coriolis qui m’a dit : « Écoute Larco, demain, tu proposes ton idée, sinon c’est moi qui le fais. » Alors j’ai été voir Sov pour qu’il le dise à Pietro, Pietro à Golgoth, et Golgoth m’a appelé :
— C’est toi qu’a eu cette idée à la guingâlo ?
— Oui (je n’en mène pas large ; Caracole rigole derrière lui. Ça caille vraiment fort ce matin. Avec Coriolis, on a préféré dormir chacun dans notre duvet : quand on jumelle, le vent s’insinue entre nous.)
— C’est une idée si complètement con que même Caracole aurait eu du mal à la pondre. Parfois, je me suis demandé s’il fallait pas que j’te balance d’une vire quand tu remprônais au milieu du Pilier parce que t’avais mal aux pognes. Tu te souviens ?
— J’avais les paumes brûlées par la corde. Mes gants étaient déchirés. (Coriolis me regarde ; elle me trouve faible ; elle se détourne.)
— Mais j’avais oublié : c’est que parfois, t’as des idées ! Tordues à pas le croire ! Mais une idée c’est une idée, et faut bien participer, hein ?
π Golgoth demande du regard la corde de cinquante mètres. Erg lui porte. Il fait une queue de vache et l’accroche au harnais de Larco. Il se laisse faire. Puis :
— Maintenant tu vas montrer l’exemple. Tu avances jusqu’au milieu du pont et tu te couches à plat ventre. T’inquiète pas, ça descend tout seul. On va gagner du temps.
— Ce n’est pas mon idée…
— Ton idée, c’est que – écoutez vous autres l’idée de Larcouille ! – c’est qu’un premier mec avance d’un mètre sur la rampe et se couche à plat ventre en travers. Un deuxième lui marche dessus, fait un autre mètre et se couche. Puis une troisième marche sur les deux premiers et se couche. Comme ça, ça nous fait une sorte de ponton humain de quinze mètres qui dérape pas. Ensuite le premier qui s’est couché se relève, marche sur les douze autres et va se coucher. Et ainsi de suite, en roulement. Le truc, si j’ai bien pigé, Larcouille, c’est que couché en travers, les pieds vers où ça penche, avec le piolet pour se retenir au bord, on doit pouvoir se caler, c’est ça ?
— C’est ça.
— Et qu’en se marchant dessus, on risque moins de glissouiller ?
— Oui.
— C’est une putain d’idée.
Je ne sais pas ce qu’il lui prit. À Golgoth. Il était à l’entrée de la rampe. Larco devant lui. Quatre fois, il lui demanda d’avancer. Larco rechignait. Puis subitement, Golgoth l’empoigna par le harnais. Il prit trois pas d’élan et il le jeta ! De toute sa puissance. Au ras de la glace. Sur la rampe ! J’étais tétanisé. Larco partit en glissade, droit dans l’axe. Sans un cri, figé. La corde se délova dans son dos. Il s’immobilisa comme une pierre au centre du pont, dans le creux. À l’endroit où la pente remontait. Personne n’avait été aussi loin en quatre jours.
— Il manquait une sécurité à ton plan, Larcon ! Une main courante avec un ancrage. Merci de t’être dévoué. Croche-toi, je tends la corde !
x Coup de sang ? Pas du tout : Golgoth savait que nous hésiterions tous à mettre en œuvre la trouvaille de Larco. D’abord parce que c’était Larco ; ensuite parce que cela impliquait de s’engager tous, tous ensemble et en même temps ; donc qu’il y aurait des réticences, hormis si l’un d’entre nous se trouvait déjà si avancé sur le pont que nous ne pouvions que le rejoindre, pour le sauver. Et c’est ce que nous fîmes. À dire vrai, l’idée de Larco était admirable. À ceci près que se faire marcher sur la colonne avec des crampons une cinquantaine de fois par des hommes terrorisés cherchant à assurer leurs appuis, c’était… Oublions. Nous traversâmes – et nous le devrons pour toujours à Larco. Et à Coriolis…
) Je suis le premier à atteindre l’autre rive mais j’attends tout le monde avant de grimper la butte et de découvrir enfin ce qu’il y a derrière. À son habitude, Caracole multiplie les pistes et les enchères :
— Alors, qu’est-ce qu’il y a derrière ? insiste Talweg.
— Derrière, y a le dieu des cailloux qui veut te faire un mimi !
— Ce qui me sidère avec toi, Carac, c’est qu’on a toujours l’impression que pour toi, notre quête est une vaste balade, juste un prétexte à la déconnade !
— C’est à peu près ça, oui. Si l’on met de côté que je vais mourir demain…
— Encore ? ironise Talweg. Ça fait des semaines que tu dois mourir !
— Ça fait même quarante ans que je dois mourir ! Un jour ou l’autre…
Caracole regarda la butte de cinquante mètres qui nous séparait encore de la suite. Il était déçu par notre faible réaction. Je ne compris pas tout de suite, je l’avoue, qu’il annonçait la vérité. Il observa Golgoth et Arval qui grimpaient déjà la pente et revint sur la réplique précédente de Talweg, chose qu’il ne faisait jamais.
— « Encore » tu dis ? « Encore » si tu veux ! Ce serait une réflexion passionnante à mener, ça : discuter du nombre de fois où l’on peut mourir. Mais pour moi, tu sais, c’est la première fois… Et pour toi, Talweg-chéri ?
— Tu sous-entends que je vais aussi mourir demain ? lâcha Talweg, mal à son aise, après un temps.
Nous montions déjà la pente.
— Je ne sous-entends rien. J’entends tout et je le « voix ».